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Review : Les Entretiens d'Épictète

  • Photo du rédacteur: Armand Vanlerberghe
    Armand Vanlerberghe
  • 19 févr. 2024
  • 11 min de lecture

Les Entretiens d'Épictète, par Armand Vanlerberghe

D’où vient le malheur des être humains, et quel est le secret du bonheur ? Ce n’est rien de moins que la réponse à ces deux questions qu’Épictète nous donne dans les Entretiens. Figure de proue du stoïcisme, entre Sénèque et Marc Aurèle à 50 ans près, Épictète est plus connu pour le Manuel (qui n’est rien d’autre qu’une sélection d’extraits des Entretiens), véritable concentré de philosophie pratique et précurseur du développement personnel. Dans les Entretiens, Épictète développe une philosophie d’une simplicité enfantine qui se résume en une question qui répond à toutes les interrogations de ses étudiants : « Cela dépend-il de toi ? »


Contexte


Né en Grèce vers l’an 50 après Jésus-Christ, Épictète est un ancien esclave affranchi par son maître. Sans doute cette situation contribua-t-elle au développement de l’intérêt du jeune Épictète pour le stoïcisme, qu’il découvre en assistant (avec l’accord de son maître) aux conférences de Musonius Rufus. Affranchi vers l’âge de dix-huit ans, c’est-à-dire probablement racheté par lui-même à force de service, et bénéficiant de la clémence de son maître lui-même ancien affranchi, Épictète quitte Rome, où il a vécu presque toute sa vie, comme de nombreux philosophes exilés par l’empereur Domitien, peu satisfait de la prolifération d’une pensée libre dans sa cité. Il s’installe à Nicopolis, en Grèce, et fonde son école de philosophie où il enseigne un stoïcisme pratique, allégé de ses aspects métaphysiques. Épictète passera le reste de sa vie à enseigner à Nicopolis et mourra vieux, vers l’an 125.


De toute sa vie, Épictète n’écrira rien de sa main, comme c’est le cas de nombreux philosophes grecs de l’époque. Les Entretiens ont été rapportés par Arrien, un des disciples d’Épictète, qui deviendra plus tard magistrat sous le règne de l’empereur Hadrien et lèguera probablement à Marc Aurèle, successeur de Hadrien, une copie du Manuel de son maître.


Contenu


Épictète considère que les événements qui ne dépendent pas nous ne constituent pas un bien ou un mal en soi, et ne doivent donc pas conditionner notre bonheur ou notre malheur. Tout le malheur des hommes, selon lui, provient du fait que les hommes s’inquiètent de ce qui ne dépend pas d’eux. Pour le philosophe, il s’agit de savoir faire la distinction entre ce qui dépend de lui et ce qui ne dépend pas de lui, puis d’acter cette distinction dans tous les aspects de sa vie. Malgré cette apparente simplicité de principe, on se rend compte au fil des Entretiens de la difficulté que représente sa mise en œuvre, comme en témoignent les nombreuses questions et objections de ses étudiants. Comment pourrions-nous, lui rétorquent-ils, ne pas nous émouvoir de la mort d’un parent, même si cela ne dépend pas de nous ? Comment, selon cette distinction, considérer que la maladie n’est pas un mal, que l’amour d’une personne aimée n’est pas un bien ? Somme toute, comment peut-on être conforme à la nature humaine sans s’émouvoir comme un humain ?


Épictète n’a pas besoin de recourir à la ruse ou à l’éloquence pour convaincre son auditoire. Chaque fois qu’on le questionne sur sa philosophie, il en réaffirme les principes. Cela dépend-il de vous ? Si oui, pourquoi vous en inquiéter puisque vous pouvez agir, et si non, pourquoi vous en inquiéter puisque vous n’y pouvez rien ? Du reste, il n’est si pas évident de déterminer ce qui dépend de nous. Certaines choses, dont on pourrait penser au premier abord qu’elles dépendent de nous, n’en dépendent pas pour Épictète ; comme le corps, la santé, ou même la vie. En effet, malgré tous les efforts qu’on peut faire pour les préserver, le corps naît parfois déformé, il vieillit et s’affaiblit ; la maladie touche tout le monde ; la vie est reçue par hasard, et parfois prise à son insu. La distinction repose en fait sur l’idée simple que si une chose peut nous être prise, alors elle ne nous appartient pas. Ainsi la liberté, la réputation, la fortune, l’amour, l’emploi, tout comme le corps, la santé et la vie ne nous appartiennent pas, puisqu’on peut les perdre. La seule chose qu’on ne peut pas perdre et qui dépend par conséquent pleinement de nous, c’est l’usage de nos représentations ; c’est-à-dire que nous pouvons choisir ce que nous voulons. On peut, dit l’esclave affranchi, vous jeter en prison, vous couper un bras, vous faire esclaves, vous prendre toutes vos possessions, mais personne n’a le pouvoir de vous priver de votre faculté de choix.


C’est lorsque tu attaches de l’importance à ce qui n’est pas à toi que tu perds ce qui est à toi. - I, 25.

Si c’est justement cette faculté de choix qui nous manque le plus souvent, c’est donc parce que nous y renonçons nous-mêmes au profit de choses qui ne dépendent pas de nous. Le danger contre lequel Épictète nous met en garde est double, car en désirant ce qui ne dépend pas de nous, nous sommes doublement exposés au malheur ; en n’obtenant pas ou en perdant ce à quoi nous attachons notre bonheur, et en souffrant de toutes les contrariétés. À l’inverse, Épictète affirme que la seule façon de ne manquer de rien est de ne vouloir que ce qu’il est en notre pouvoir d’obtenir, et cela se résume en une disposition conforme à la raison et à la nature. Dans la philosophie stoïcienne, la raison et la nature sont liées par le principe de causalité : toute la nature obéit à ce principe, et la raison est la faculté qui permet de le comprendre. Un homme qui serait parfaitement raisonnable serait donc un homme en accord avec la nature. Le destin (fatum), bien qu’il soit compris comme un enchaînement naturel des causes et des effets, n’est pas perçu par les stoïciens comme un déterminisme. En effet, il est impossible que l’homme soit entièrement soumis aux causes extérieures alors que certaines choses dépendent de lui. Or, si c’est sa faculté de choix qui dépend de lui, alors sa liberté n’est bien exercée que lorsqu’elle se conforme à l’ordre naturel des choses, c’est-à-dire à la raison, sans quoi c’est une folie.


Le bateau a sombré, c’est tout. Mais dire « il est arrivé malheur », chacun l’ajoute de lui-même. - III, 8.

Ainsi le philosophe ne s’afflige pas de la mort et de la maladie, car elles sont toutes les deux conformes à la nature. À ses étudiants qui lui rétorquent qu’on ne peut pas s’empêcher de ressentir des émotions face aux événements tragiques, Épictète répond qu’on peut ressentir des émotions face aux événements, mais qu’on doit se garder de les considérer comme bons ou mauvais en soi, au risque de conditionner son humeur et son bonheur aux aléas infinis de la vie. « Il t’est permis d’être heureux tout en les subissant » (III, 8). Ce que le philosophe recherche n’est pas une disposition qui le rend insensible à tout ce qui ne dépend pas de lui, mais une disposition qui le rend libre de lui-même. Sans doute l’ancien esclave qu’était Épictète avait-il constaté que les êtres humains se rendent eux-mêmes esclaves en appelant bonnes ou mauvaises les choses sur lesquelles ils ne peuvent rien en réaction aux émotions qu’elles leur procuraient. Sa solution vise à ne plus considérer comme un bien tout ce qui plaît et comme un mal tout ce qui déplaît, et de mettre le bien et le mal dans ce qui dépend de soi. Libre au philosophe de s’émouvoir s’il n’y est pas contraint par les événements.


La cause des pleurs d’Achille, ce n’était pas la mort de Patrocle, mais le fait qu’il ait jugé bon de pleurer. - I, 11.

Influence


Histoire philosophique


L’histoire du stoïcisme est, comme beaucoup de philosophies, marquée par des périodes d’oubli et des périodes de regain d’intérêt. Vers l’an 125, Épictète meurt et ses disciples s’éparpillent. L’un deux, Arrien, auteur des Entretiens, devient magistrat sous l’empereur Hadrien et lègue probablement à Marc Aurèle, successeur d’Hadrien, un exemplaire du Manuel d’Épictète. Connu pour ses Pensées pour moi-même, Marc Aurèle interprète Épictète à la lumière de sa situation si particulière et insuffle dans le stoïcisme un rapport intime à la philosophie. Contraint par son statut d’empereur à l’exercice de nombreuses fonctions sociales et souvent assigné au rôle de juge entre ses sujets, l’empereur se rappelle les principes fondamentaux enseignés dans le Manuel, et y ajoute sa propre conception de l’accomplissement philosophique. Là où Épictète voyait dans la perfection du philosophe un accomplissement personnel, Marc Aurèle, conscient de l’influence que lui donne son rang, est plus enclin à voir une finalité de sa philosophie dans le bien social. Non content d’apprendre à se gouverner lui-même avec tempérance et raison, il extériorise de surcroit les bienfaits du stoïcisme à ceux que sa volonté gouverne.


Peu après la mort de Marc Aurèle, le christianisme se diffuse dans l’empire romain. À certains égards, le christianisme s’inscrit dans la longue évolution de la philosophie stoïcienne depuis ses fondateurs, Zénon de Kition et Chrysippe de Soles, jusqu’à l’époque impériale de Sénèque, Épictète et Marc Aurèle. En effet, le christianisme se diffuse dans une Grèce teintée d’aristotélisme, de platonisme et de stoïcisme. Les premiers chrétiens partagent avec les stoïciens le désir de la sagesse, la recherche de la vertu, la résistance au vice, et la soumission à cet ordre naturel qu’on appelle parfois Dieu. La contradiction du stoïcisme avec la foi des premiers chrétiens n’est pas frontale, mais sous-jacente à la différence de postulat sur lequel l’un et l’autre se fondent : pour le stoïcisme, la nature de l’homme est d’être vertueux, pour le christianisme, elle est d’être pêcheur. Le bonheur du stoïcien est conforme à sa nature, la souffrance du chrétien est conforme à la sienne ; la volonté du stoïcien est son arme, la soumission du chrétien est son salut. Bien qu’il en ait été un acerbe critique, Saint Paul avait lui-même baigné dans une culture stoïcienne, et n’avait pas hésité à prêcher la Bonne Parole en faisant référence aux principes, aux termes et même aux auteurs stoïciens (Actes des Apôtres) pour convaincre les grecs.


La diffusion du christianisme


Face à la nécessité du christianisme de s’accommoder de la culture philosophique gréco-romaine pour se diffuser, les premiers chrétiens abordent la religion comme une réponse aux questions philosophiques de leur temps. Saint Augustin en est l’exemple le plus parlant. Néo-platonicien et manichéen repenti, il aborde sa conversion au christianisme d’un point de vue intime, conforme aux Écritures, et en esquisse dans le même temps les contours philosophiques. On retrouve dans ses Confessions la quasi-totalité des débats philosophiques qui se tiennent à son époque : du beau, de la mémoire, des sensations, de l’âme, de la volonté, de la sagesse, du bien et du mal. Là encore, on pourrait tracer quelques lignes droites entre le stoïcisme et la profession de foi de Saint Augustin : le bonheur n’est pas dans les choses extérieures mais en Dieu, et Dieu est au-dedans de soi ; l’homme n’est libre que lorsqu’il obéit à Dieu ; l’accès à la sagesse est progressif, mais personne ne peut se dire sage… Sur ce dernier point, Saint Augustin s’inscrit directement dans la lignée des stoïciens.


Alors que Zénon et Cléanthe, pères fondateurs du stoïcisme, n’admettaient que deux catégories d’hommes entre les sages et les méchants, Sénèque reprit la thèse de Posidonius et envisagea un accès gradué vers la sagesse. L’apprenti-sage (Prokoptôn) passe selon lui par trois grades intermédiaires entre le méchant et le sage, au cours desquels il se « guérit » des maladies de l’âme et des affections, jusqu’à pouvoir se dire sage. Épictète ne fait aucune mention de ces grades initiatiques, mais considère que le philosophe progresse vers la sagesse chaque fois qu’il reprend le contrôle de ses représentations. Pour l’intime Marc Aurèle, trop conscient de ses propres faiblesses, le cheminement vers la sagesse est un parcours sans fin. Saint Augustin pousse la réflexion plus loin : en considérant que les hommes sont pêcheurs par nature, et en faisant le constat qu’il arrive que certains hommes font preuve d’une vertu mais pas d’une autre, il admet que nul ne peut être absolument sage, mais que la sagesse est elle-même un cheminement vers la perfection morale incarnée par Dieu. Dans le même temps, il substitue le vice au péché et lui redonne le poids que lui donnaient les anciens stoïciens, à savoir qu’un vice est égal à un autre, et qu’un vice unique suffit à priver l’homme de la sagesse tout entière.


Oubli et Renaissance


L’autorité de l’Église éclipsera pendant quelques siècles la possibilité philosophique pour l’homme de se gouverner lui-même. Le stoïcisme tombe en désuétude au profit du platonisme et de l’aristotélisme qui occupent la majeure partie des débats philosophiques du moyen-âge. Peu de temps après la Renaissance, le stoïcisme réapparaît. Il avait bien eu, vers la fin du moyen-âge, l’ébauche d’un stoïcisme éclairé par la morale chrétienne, dont la vocation d’ascétisme et de perfection morale réconciliait en surface la pratique philosophique et le dogme chrétien, mais ce n’est véritablement qu’au XVIe siècle que le stoïcisme chrétien s’affirme. Ce regain d’intérêt pour le stoïcisme s’explique d’une part par l’intérêt des intellectuels de la Renaissance pour les philosophies antiques et d’autre part par la place que prend la raison dans la compréhension du monde. La place de l’homme en tant qu’être doté de raison devient centrale dans l’univers et permet aux croyants de se libérer du carcan intellectuel que constitue l’idée d’un Dieu aux voies impénétrables, secondé sur Terre par une autorité religieuse hostile au débat. C’est à cette époque que les Exercices Spirituels d’Ignace de Loyola renouent avec la pratique philosophique d’un ascétisme moral et volontaire, non plus subi par crainte du jugement divin.


À cette époque, on voit se réduire la sphère des choses sur lesquelles la religion exerce son monopole. La volonté de l’homme de se gouverner lui-même, déjà en partie retrouvée par la pratique volontaire d’exercices spirituels, lui revient totalement face aux tragédies de la Renaissance que sont la peste noire et les guerres de religion. Face à la mort omniprésente, la foi s’avère d’un faible secours, tandis que le détachement stoïcien permet aux hommes de supporter les événements tragiques qui les touchent. Montaigne incarne cette volonté nouvelle de trouver dans la philosophie antique un intérêt complémentaire à celui de la religion. Bien qu’il ne cite pas directement Épictète, Montaigne en reprend la pensée à l’identique lorsqu’il affirme qu’il « est normal que les choses nous touchent, pourvu qu’elles ne nous possèdent pas. » (Livre III, chapitre 10). De même, le Memento Mori, passé des stoïciens aux chrétiens, se retrouve chez Montaigne sous la forme d’une attitude épicurienne vis-à-vis de la mort : « est-ce raisonnable de craindre si longtemps une chose si brève ? ». Montaigne reprend avec légèreté le principe stoïcien préférant une vie courte et bien vécue à une vie longue à la poursuite des vices.


La nature de l'homme


Un peu plus tard, Pascal reconnaîtra à Épictète une forme de piété qu’il attribue à sa juste connaissance des devoirs de l’homme et à sa soumission au Dieu en tant que principe organisateur du monde. Si l’on remplaçait le Dieu métaphysique d’Épictète par le Dieu théologique de Pascal, on ferait d’Épictète un Saint, soumis tout entier à la volonté divine, maître de ses passions et résolu d’affronter toutes les épreuves contenance et sagesse d’un martyr. La critique qu’émet Pascal au sujet d’Épictète n’a rien d’original, puisqu’elle est identique à celle que faisaient les premiers chrétiens au stoïcisme. Selon Pascal, Épictète a tort d’estimer que l’homme puisse être parfaitement maître de lui-même, étant donné que la morale chrétienne veuille que l’homme soit misérable sans Dieu, fût-il un parfait ascèse. Encore une fois, la différence vient du fait que pour Épictète, la nature de l’homme est d’être heureux par lui-même, alors que pour Pascal, elle est d’être misérable sans Dieu.


Un siècle plus tard, les Lumières s’allument dans les esprits, tandis que les cierges s’éteignent progressivement. On pourrait penser que la critique envers le dogme, telle que l’incarne Voltaire, ou la volonté de rationaliser la morale religieuse, comme le fait Kant, serait un terrain propice pour les idées d’Épictète. Pourtant, le stoïcisme est mal perçu à cette époque en raison d’un désir grandissant d’introspection et de particularisme dans la recherche du bonheur. L’épicurisme répond mieux à cette aspiration d’un bonheur propre à chacun que le stoïcisme. Néanmoins, on retrouve chez Rousseau un bon nombre des thèmes qui ont parsemé l’histoire du stoïcisme jusqu’à présent. D’abord, Rousseau considère comme Épictète que les êtres humains sont bons par nature, et que c’est leur dépendance aux choses extérieures (la société pour Rousseau) qui les rend méchants les uns envers les autres. Ensuite, Rousseau se prête lui-même au jeu des exercices spirituels tout en adoptant à l’instar de Montaigne un attitude sceptique à l’égard de l’intérêt de ces exercices, en considérant que le bonheur ne tient de toute façon pas aux vertus qu’on exerce, mais à une vie menée en accord avec la nature ainsi qu’à une disposition à profiter de tout (que reprendra Kant). On peut imaginer que, du point de vue d’Épictète, tout cela ne constituerait nullement une critique et reviendrait à dire la même chose que lui.


Bref


L’influence des Entretiens d’Épictète perdure jusqu’à notre époque, après s’être manifestée notamment dans le transcendantalisme d’Emerson et dans le rationalisme d’Alain. De nos jours, la philosophie d’Épictète a retrouvé sa vocation d’être un guide pratique dans la conduite de la vie des hommes. La société s’étant largement déchristianisée, on trouve dans les Entretiens le fil rouge qu’avait longtemps tenu la religion, à savoir la possibilité d’une existence bien menée ; à cela près qu’Épictète nous encourage à vouloir par nous-mêmes les choses en lesquelles le bonheur est possible.

Armand Vanlerberghe

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